CHAPITRE III
LA DERNIERE MATINEE D'ONESIME COCHE, REPORTER
Pendant plus de cinq minutes, le secrétaire de la rédaction du Monde cria, trépigna, jura.
— Allô! Allô! Bon Dieu! Répondez!… Les brutes! Ils nous ont coupés! Allô! Allô!
Il raccrocha le récepteur et se mit à sonner avec rage.
— Allô Monsieur! Vous nous avez coupés!
— Pas du tout. On a dû replacer le récepteur.
— Alors, il y a erreur. Rappelez, je vous en prie…
Au bout d'un instant, une voix qui n'était plus celle de tout à l'heure, demanda:
— Allô. Vous demandez?
— C'est bien d'ici qu'on vient de téléphoner?
— On a en effet téléphoné il y a quelques minutes, mais je ne sais pas si c'est à vous…
— Voulez-vous avoir l'obligeance de me dire avec qui je cause?
— Avec le café Paul, place du Trocadéro.
— C'est bien cela. Dites à la personne qui parlait que j'ai un mot à ajouter.
— Impossible, Monsieur, cette personne vient de partir.
— Envoyez un garçon… Courez… je vous en prie…
— Pas moyen, Monsieur, nous fermons, et ce monsieur doit être loin, maintenant.
— Pourriez-vous me dire comment était ce monsieur?… Le connaissez-vous?… Est-ce un habitué de votre café?…
— Non, je le voyais pour la première fois… Pour ce qui est de vous le dépeindre, c'est un monsieur d'une trentaine d'années, brun, avec de petites moustaches… Je crois bien qu'il était en habit de soirée… Mais je n'y ai pas fait très attention.
— Merci, pardon de vous avoir dérangé…
— Il n'y a pas de quoi. Bonsoir, Monsieur.
— Bonsoir…
Le secrétaire de la rédaction demeura perplexe. Devait-il publier la nouvelle qu'on lui avait donnée, ou valait-il mieux attendre au lendemain? Si l'information était exacte, il serait désolant d'en laisser profiter un autre journal. Mais si elle était fausse?… Il fallait prendre sur la seconde une grande résolution.
Ayant bien réfléchi il esquissa un geste vague, supprima quelques lignes qui donnaient le texte des dernières injures déversées par les partis d'opposition à la Diète croate, et les remplaça par les suivantes:
«HORRIBLE TRAGÉDIE»
«Nous apprenons qu'un crime vient d'être découvert au numéro 29, du boulevard Lannes, dans une maison habitée par un vieillard. La victime a été littéralement égorgée par les meurtriers. Un de nos collaborateurs se rend sur les lieux.»
«Information de dernière heure sous toutes réserves.»
Quelques instants plus tard, les machines roulaient à toute vitesse, et à trois heures du matin, trois cent mille exemplaires partaient pour les diverses gares, emportant la nouvelle du «Crime du boulevard Lannes». À cinq heures moins le quart, la moitié de l'édition de Paris était faite. À ce moment le secrétaire de la rédaction qui n'avait pas quitté le journal regarda sa montre, fit appeler un garçon:
— Allez chez M. Onésime Coche, rue de Douai, et dites-lui de venir me parler immédiatement, pour une affaire tout à fait urgente.
«De cette façon, pensa-t-il, cet incorrigible Coche ne pourra pas colporter la nouvelle. Si elle est erronée, la mention sous toutes réserves me met à l'abri de tout reproche, et si elle est vraie, aucun confrère n'en profitera. Ah! si Coche était sérieux, je l'aurais fait prévenir sur l'heure. Mais fiez-vous donc à un garçon qui de la meilleure foi du monde, et avec les plus louables intentions aurait mis tout Paris au courant de l'affaire; à un être charmant mais irrégulier, sautillant, et qui trouve moyen de ne pas venir au journal, juste cette nuit! Il suffît qu'on ait besoin de lui pour ne pas l'avoir sous la main. Enfin…»
Puis satisfait d'avoir habilement solutionné la question, il alluma une pipe et se frotta les mains en murmurant:
«Mon ami, tu es un secrétaire de rédaction épatant.»
… Onésime Coche venait de s'endormir quand le garçon du Monde sonna à sa porte. Il s'éveilla en sursaut, prêta l'oreille, n'étant pas sur de n'avoir pas rêvé, mais au second coup de sonnette, il se mit sur son séant, et demanda:
— Qui est là?
— Jules, le garçon du Monde.
— Un moment, j'arrive.
Il alluma sa bougie, enfila son pantalon et ouvrit la porte, d'assez mauvaise humeur:
— Qu'est-ce qu'il y a de cassé, qu'est-ce qu'on me veut?
— M. Avyot vous fait dire de venir tout de suite.
— Ah! non! mais il rigole, M. Avyot! Il n'est pas cinq heures du matin!
— Pardon, Monsieur, il est 5 heures 20.
— 5 heures 20! C'est pas une heure pour faire sortir les gens de leur lit. Vous lui direz que vous ne m'avez pas trouvé… Bonsoir, Jules.
Et il le poussa vers la porte.
— Moi, je veux bien, fit le garçon. Seulement, je crois que c'est urgent tout de même, rapport à ça…
— Quoi ça?
Jules sortit de sa poche un journal encore humide, où l'encre trop fraîche s'étalait sous le doigt. Il le déplia à la troisième page, et désigna, tout en bas de la dernière heure, l'information ayant trait au crime du boulevard Lannes. Tandis que Coche parcourait les lignes, il ajouta:
— C'est venu par téléphone au moment où nous allions rouler. Si c'est pas une blague, le rigolo qui a fait ça a gagné vingt-cinq francs dans sa nuit.
— Vingt-cinq francs?…
— Vous pensez bien qu'il n'a pas téléphoné ça qu'à nous. Il a fait son boniment, à tous les journaux du matin, et tout à l'heure il passera à la caisse et se fera reconnaître pour palper. Moi, je l'ai fait pour l'incendie du Bazar de la Charité. Je me trouvais devant… Seulement c'était pour les journaux du soir et il y en a juste deux qui paient…
— Parfaitement… Parfaitement, dit Coche en lui rendant son journal. Vous êtes un malin, Jules!…
Mais il pensait:
— Imbécile!
Puis il ajouta:
— Oui, c'est probablement ça, dites à M. Avyot que je viens. Le temps de m'habiller…
Resté seul, Coche se mit à rire. N'était-il pas drôle, en effet, qu'on vint lui annoncer, à lui, cette nouvelle? Sur le premier moment, il avait éprouvé une surprise réelle. Deux ou trois heures de sommeil lourd lui avaient fait oublier les émotions de la nuit. Il s'était demandé pendant un instant pourquoi on l'appelait, et n'avait compris que lorsque Jules avait déplié le journal. Décidément les choses allaient pour le mieux. Il avait craint qu'un autre ne fût mis sur cette affaire, ce qui eût un peu paralysé son action. Maintenant, il allait pouvoir jouer la partie à sa façon.
Tout en réfléchissant, il s'habillait. Comme il faisait froid dans la chambre sans feu, il prit une chemise de flanelle, des vêtements épais, et un gros pardessus d'automobile. Le chapeau sur la tête, il tâta ses poches, sentit ses clefs, son portefeuille, son bloc-notes et son stylographe. Il n'oubliait rien. En passant devant la loge du concierge, il demanda le cordon, et entendit une voix ensommeillée qui grognait derrière la vitre:
— Ça va bientôt finir cette nuit?…
Un cocher maraudait. Il le héla, donna l'adresse du Monde, et de nouveau, se prit à réfléchir.
La seule attitude possible était, pour le journal, celle de l'ignorance absolue. Un peu de mauvaise volonté même ne serait pas inutile. Une incrédulité à peine dissimulée ne messiérait point. De la sorte, il ôtait par avance tout soupçon, et laissait au secrétaire de la rédaction l'orgueil d'avoir vu juste. Il connaissait trop bien les hommes en général, et les journalistes en particulier, pour négliger cette vérité que, pour arriver à ses fins, il faut leur laisser une part de succès dans toute entreprise: c'est un courtage comme un autre. Avyot s'intéresserait d'autant plus à l'affaire qu'il pourrait dire à tout le monde:
— «J'ai eu du flair. Personne ne voulait me suivre. Coche prétendait que je m'étais laissé mettre dedans. Mais j'ai tenu bon. Je sentais que ce n'était pas un canard; on ne me la fait pas, je suis un vieux routier.»
La voiture s'était arrêtée. Il paya le cocher et monta rapidement à la rédaction. Le secrétaire l'attendait marchant de long en large dans son bureau. Dès qu'il l'aperçut, il s'écria:
— Vous voilà enfin! On vous cherche depuis une heure du matin. Je ne sais où vous passez vos nuits — cela vous regarde, d'ailleurs — mais franchement vous pourriez bien monter au journal. On ne sait jamais où vous trouver…
— Chez moi, fit Coche le plus naturellement du monde. J'ai dîné en ville, et à une heure du matin j'étais dans mon lit. J'ai quitté le journal à sept heures et demi du soir, tout était calme. Que s'est-il donc passé depuis qui ait nécessité ma présence?
— Ceci: à deux heures du matin environ, j'ai été avisé qu'un crime venait d'être commis boulevard Lannes.
— Fort bien, je saute en taxi-auto et je cours au commissariat de police du quartier.
Le secrétaire lui mit la main sur l'épaule:
— Un moment! On y serait fort en peine de vous donner le moindre renseignement, pour l'excellente raison qu'on ignore ce dont il s'agit.
— Je ne saisis pas bien, fit Coche. On n'a pas connaissance du crime au commissariat, et vous en êtes informé, vous? Comment?
— Voyez, fit Avyot en lui tendant le journal.
Coche parcourut pour la seconde fois son information de dernière heure, et parut la lire avec la plus grande attention.
— Diable, murmura-t-il, quand il eut fini. Voilà qui me semble louche. Êtes-vous bien sûr de n'avoir pas été mystifié?
— Si j'en étais absolument sûr, répliqua le secrétaire, je n'aurais pas mis la mention «sous toutes réserves…» Cependant — et son air devint mystérieux — j'ai de bonnes, d'excellentes raisons de croire.
— Serait-il indiscret de vous demander ces raisons?…
— Indiscret?… Non… Mais inutile, tout au moins… Au demeurant la situation, assez simple, peut se résumer en quelques mots: Vérifier tout d'abord l'information. Ensuite, étant les premiers et les seuls à l'avoir, profiter de nos vingt-quatre heures d'avance sur les autres journaux pour pousser notre enquête parallèlement à celle de la police. Je pense que mon correspondant ne s'en tiendra pas à sa communication de cette nuit, et que je le verrai sous peu, ne serait-ce que pour toucher quelque argent…
— Croyez-vous? fit Coche.
— Je le crois, affirma le secrétaire.
— Peuh! murmura Coche.
— Mon cher, vous m'accorderez une certaine expérience dans un métier que j'ai fait pendant vingt ans?…
— Âme naïve, songea Coche. Si tu le connaissais, ce correspondant, comme tu serais étonné! Orgueilleux maladroit, tu n'avais pas le ton si tranchant cette nuit quand tu me suppliais… Non, il ne viendra pas frapper à la caisse, ton informateur. Le louis que tu lui donnerais ne suffit pas à son ambition; ton expérience est bien petite près de sa ruse. Et, tout haut, il ajouta:
— Certes… Il n'en est pas moins vrai que tout cela est bien bizarre, et que je me demande par quel bout il faut commencer.
— C'est votre affaire. Assurez-vous d'abord de la véracité du fait, ensuite débrouillez-vous de façon à me donner quatre cents lignes avec photographies pour ce soir. Si vous vous en tirez bien, je demanderai pour vous au patron une augmentation de cinquante francs par mois.
— Je vous suis tout à fait obligé, fit le reporter.
Et à part lui il pensa:
«Si je m'en tire bien, ce que moi j'appelle bien m'en tirer, ce n'est pas de cinquante francs qu'il sera question, mon bonhomme! Le journal qui voudra Onésime Coche y mettra le prix. Nous traiterons en grand, à l'américaine!»
… Dehors le ciel se salissait de traînées pâles. Le jour prêt à venir mêlait ses reflets blancs à la lueur de la lampe. Les machines arrêtées, l'on n'entendait plus à la place de leur ronflement cadencé, que les murmures vagues, les bruits multiples et confus de la rue, coupés de temps en temps par l'appel sonore d'une trompe d'automobile. Un omnibus passa avec un grand fracas de roues et de vitres secouées. Onésime Coche se leva, prit un numéro du Monde, et le mit dans sa poche.
— Vous dites, boulevard Lannes, numéro?…
— 29. Ne commencez pas à avoir la tête ailleurs, ce n'est pas le moment.
— Oh! protesta Coche, soyez tranquille. Il est sept heures, je me mets en campagne.
— Et moi, je vais me coucher. J'ai bien gagné quelques heures de sommeil; je travaillais, moi, pendant que vous dormiez…
Coche détourna la tête pour ne pas laisser deviner le sourire qui plissait sa bouche, et la petite flamme qui passait dans ses yeux, puis sortit. Dans l'escalier, il croisa le garçon qui lui demanda:
— C'était bien pour ce que je vous ai montré?
— Exactement.
Il prit une voiture et dit au cocher:
— Avenue Henri-Martin. Au coin du boulevard Lannes.
Une espèce de pudeur, un scrupule inexplicable, l'empêcha de donner l'adresse exacte. Sans s'en rendre compte, il agissait comme un coupable, n'osant pas faire arrêter sa voiture devant la maison. Quoi de plus naturel pourtant? Il partait avec un mandat déterminé, au su et au vu de tout le monde. Mais il s'imagina qu'à l'énoncé de cette adresse «29, boulevard Lannes», le cocher le regarderait de côté. Sur les trottoirs, le long des devantures fermées, des gens passaient très vite. Il songea que cette nuit, qui s'en allait ainsi, laissant flotter autour de toutes choses une buée triste et très froide, était étrangement longue. Afin de mieux réfléchir, il se cala dans un coin, ferma les yeux, et remua mille pensées, mêlant à ses projets, la vision de la chambre du crime, et celle du café où il avait pris sa résolution définitive. Le petit jour dont il gardait derrière ses paupières closes le reflet triste, évoquait dans son esprit l'aube lugubre des matins d'exécution, et dans ce chaos de pensées se chevauchant et se mêlant, passaient dans un va-et-vient monotone les faces des deux rôdeurs et de la femme, le visage exsangue de l'assassiné, et surtout la main sanglante aux doigts énormes dont il avait lavé la trace sur le mur.
Il faisait grand jour quand la voiture s'arrêta. Onésime Coche descendit le boulevard Lannes à pas lents. Une à une, les maisons s'éveillaient. Entre les volets brusquement ouverts et qui tapaient les murs, des formes apparaissaient, des visages encore lourds de sommeil. Sur la chaussée, très peu de monde. Une voiture d'épicier stationnait devant une porte. Un garçon boucher, son panier sous le bras, marchait en sifflotant. Un facteur sonnait à la grille d'un petit hôtel. Coche regarda le numéro de la maison et lut 17. Le boulevard était si différent le jour de ce qu'il était la nuit, qu'il était arrivé tout près de la maison du crime sans s'en apercevoir.
La journée s'annonçait froide, mais très belle. Derrière de petits nuages le soleil montait doucement à l'horizon, et mettait sur le sol très blanc, le long des murs chargés de lierre, sur les maisons aux toits pointus, une lumière jeune de printemps. Il ne restait plus rien des ombres de la nuit, et, pendant une seconde, tant le contraste était violent entre les deux aspects de cette rue, Coche se demanda s'il n'avait pas rêvé, si tout cela n'était pas un cauchemar. Il était plus de huit heures. Depuis longtemps, bien des gens avaient acheté le Monde, et personne ne semblait soupçonner le drame. Un gendarme qui remontait vers l'avenue lisait précisément le journal à la page où figurait la nouvelle. Coche pensa: «Ou bien j'ai rêvé toute cette histoire, ou bien il va voir, et alors, il s'arrêtera.»
Mais le gendarme passa son chemin.
— Voyons, voyons, murmura Coche, je ne suis pas fou; je ne divague pas. Ce qui existe dans ma pensée a bien existé réellement. J'ai bien longé ce trottoir cette nuit; je suis bien entré dans un jardin, j'ai bien vu un homme égorgé sur son lit; j'ai…
Il appuya sa main sur son front et ressentit près de la tempe une douleur assez vive. Il regarda sa main: un peu de sang rougissait le bout de ses doigts.
Alors, ce qui semblait obscur et confus se précisa. Il se souvint de la chute qu'il avait faite en entrant, de la blessure qu'il portait au front, et, comme il levait les yeux, il vit qu'il était arrivé devant le 29.
Tout était clos et silencieux. Dans le sable jaune, la trace de ses pas subsistait, plus nette encore sur le bord de la plate- bande, où son pied, foulant le gazon, avait effacé la gelée blanche, retombée depuis très légère sur la place où avait posé sa semelle. Il n'avait pas songé à ce détail, s'en réjouit, comme d'une aide que lui aurait apportée le hasard, et se mit à faire les cent pas devant la maison. Des gens allaient et venaient sur la route. Un ouvrier le regarda fixement, du moins il le crut ainsi. Il était inutile de prolonger cette station qui risquait d'attirer l'attention sur lui. Sait-on jamais comment un individu vous remarque, et, dans la suite vous reconnaît?
N'était-il pas plus piquant d'aller, lui, simple journaliste, trouver le Commissaire de police, et de lui mettre le journal sous les yeux?
Dans le même moment, deux fiacres arrivèrent et s'arrêtèrent à quelques pas de lui. Il en vit descendre plusieurs hommes, parmi lesquels il reconnut le Commissaire de police; quatre agents cyclistes suivaient. Ils rangèrent tours machines le long du petit mur, exactement à la place où quelques heures plus tôt il avait écarté le lierre pour lire le numéro.
Le Commissaire hésita une seconde devant la porte, tira la sonnette, et attendit.
Alors Coche, qu'il regardait depuis une seconde, s'avança, et dit avec son plus aimable sourire:
— Je ne pense pas qu'on vous ouvre, Monsieur. La maison est vide, ou tout au moins, vide de gens capables d'entendre votre appel…
— Qui êtes-vous, Monsieur? je ne vous demande rien, veuillez me laisser, je vous prie.
— En effet, poursuivit Coche en s'inclinant, j'aurais dû me présenter moi-même tout d'abord. Veuillez excuser cet oubli: Onésime Coche, du Monde. Voici ma carte, mon coupe-file…
— C'est différent, répliqua le Commissaire en lui rendant son salut, et je suis enchanté de vous rencontrer. Votre journal publie dans sa dernière heure une nouvelle qui m'a grandement surpris. Mais je crains qu'il ait accepté cette information bien à la légère…
— Croyez-vous, Monsieur? Nous nous entourons toujours de toutes les précautions nécessaires. Si le Monde a publié l'information dont il s'agit, cette information doit être vraie. Nous tirons à huit cent mille, nous ne sommes pas un journal à canards ou à scandales.
— Je sais. Pourtant, je me demande quelle enquête vous avez pu faire, étant donnée l'heure supposée de ce crime supposé, étant donné surtout que je n'en étais pas averti moi-même.
— La presse dispose de moyens d'investigations multiples…
— Hem… Hem… murmura le Commissaire incrédule, et il sonna une seconde fois.
— Au demeurant, poursuivit Coche, ne trouvez-vous pas surprenant que personne ne réponde?
— Pas le moins du monde. Il peut n'y avoir là qu'une simple coïncidence. Si cet hôtel n'est pas habité?…
— Oui… mais il est habité.
— Comment le savez-vous?
— Vous me permettrez, Monsieur le Commissaire, de me retrancher ici derrière le secret professionnel. Je serai enchanté de vous aider dans vos recherches, mais ne m'en demandez pas plus que je ne puis vous en dire.
— Pour être à ce point précis dans vos propos, avez-vous donc des certitudes?
— Quelque chose comme cela. Notre informateur était certainement très bien renseigné.
— Son nom?
— Voyous, Monsieur le Commissaire, vous me demandez de brûler un de mes hommes… Vous ne le feriez pas pour l'un des vôtres!…
Le Commissaire regarda Coche, droit dans les yeux:
— Si cependant je vous obligeais à parler?
— À moins de me mettre à la question — et encore — je ne vois pas par quel moyen vous pourriez me contraindre à dire ce que je veux taire. Mais, je tiens trop à rester en termes excellents avec vous pour envenimer cet entretien, et je préfère vous dire que j'ignore tout de mon correspondant: Son nom, son âge, son sexe, tout… tout… sauf l'accent de sincérité de sa voix, la précision de son information, l'autorité de sa parole.
— Je vous le répète, Monsieur, dès l'instant que le Commissaire de police ignorait tout, seuls l'assassin ou sa victime pouvaient parler. Or, la victime, d'après vous serait morte… Ce serait donc l'assassin qui…
— Vous ai-je dit que ce n'était pas là ma pensée?…
— De mieux en mieux. Voilà, sur ma foi, l'assassin le plus fantaisiste qu'on ait jamais connu. Au cours de ma carrière déjà longue, j'ai rencontré des coupables extraordinaires, mais pareils à celui-là, jamais. Ma foi, s'il est de vos amis, Monsieur Coche, montrez-le moi.
— C'est que, murmura Coche, avec son éternel sourire, il ne partage sans doute pas votre désir. Il ne signifie, du reste, pas pour moi le coupable, mais mon informateur. Si je savais d'une façon certaine que ce fût lui le meurtrier, mon respect des Lois me commanderait de ne rien vous cacher. Mais, j'inclinerais plutôt à croire que nous sommes en présence d'un policier amateur, d'une rare perspicacité, du reste; un de ces détectives qui travaillent pour le plaisir, pour la gloire…
À ce moment, un agent s'approcha du Commissaire:
— Il n'y a pas d'entrée de l'autre côté. La maison est adossée à un immeuble habité, et la seule porte est celle où nous sommes.
— Alors, allons-y, fit le Commissaire. Le serrurier est là?… D'ailleurs, ce n'est pas la peine, la porte s'ouvre toute seule.
— Voyez-vous un inconvénient a ce que je vous accompagne demanda Coche?
— Inconvénient n'est peut-être pas le mot. Vous comprendrez que je préfère, pour les premières constatations, s'il y a lieu d'en faire, être seul. Si légitime que soit le désir du public d'être renseigné, celui de la justice de ne pas être entravée dans son action m'apparaît plus légitime encore.
Coche s'inclina.
— Au reste, poursuivit le Commissaire, je ne pense pas, agissant ainsi, faire tort à votre journal. Votre informateur si bien renseigné en sait sans doute aussi long que j'en saurai moi-même en quittant cette maison. Et si, d'aventure, j'estimais, dans l'intérêt de l'instruction, devoir vous taire quelques détails, il vous les fournirait aisément…
Coche se mordit les lèvres et songea:
«Tu as tort de jouer l'ironie avec moi. Nous causerons de tout cela, plus tard.»
Une chose, entre toutes, lui était insupportable: N'être pas pris au sérieux. Et, malgré qu'il fût certain — et pour cause — d'avoir la seconde manche, il s'irrita d'entendre qu'on lui parlait sur un ton persifleur.
Il regarda le Commissaire, son secrétaire et un inspecteur entrer dans la maison, haussa les épaules, et resta en faction devant la porte, afin d'être bien sûr que si lui n'entrait pas, du moins aucun confrère n'entrerait. Attirés par la présence des agents, par les allées et venues insolites, des gens s'étaient arrêtés. Des groupes se formaient où l'on se demandait ce qui pouvait bien être arrivé. Un homme expliqua la chose à sa façon: c'était une affaire politique, une perquisition; un autre, qui avait parcouru le Monde, rétablit les faits: Un meurtre avait été commis. Il donnait des détails, précisant l'heure, laissant entrevoir les causes ténébreuses de ce drame. Déjà, l'on reprochait à la police sa lenteur. Est-ce qu'au lieu d'immobiliser des agents devant la maison du crime, on ne ferait pas mieux de les lancer dans toutes les directions? de fouiller les bouges? Du reste, quoi d'étonnant à ce qu'un crime fût perpétré avec une pareille audace? Jamais de sergent de ville aux endroits dangereux! Les rues, passé minuit? Des coupe-gorges; et pour ne pas être protégés on payait des impôts plus lourds chaque année. Les agents, impassibles, prêtaient une oreille distraite à ces discours. Coche, sur le premier moment, s'en était amusé. Bientôt il n'écouta plus. Une curiosité impatiente le tenaillait. Par la pensée, à travers les murs, il suivait le Commissaire; il le devinait entrant dans le corridor, gravissant l'escalier, hésitant sur le palier du premier étage entre deux ou trois portes — à moins pourtant que des traces de sang qu'il n'aurait pas vues dans la nuit ne lui indiquassent le chemin. Il eut même une seconde d'émotion véritable: Si les assassins avaient marqué leur passage dans l'escalier, toute sa mise en scène devenait inutile. Mais, cette crainte l'abandonna vite. S'il en avait été ainsi, le Commissaire serait déjà entré dans la chambre, on aurait entendu un bruit de voix. Non. Là-haut, dans l'obscurité des pièces aux rideaux tirés, on avançait à tâtons. La fenêtre du couloir donnant sur le boulevard était protégée par un store épais; il l'avait tiré lui- même afin de n'être pas dérangé cette nuit.
Par-dessus tout cela, il retrouvait en lui l'odeur fade de cette chambre inondée de sang, le relent aigre des verres à demi remplis de vin rouge, il revoyait le grand trou noir de la glace crevée, et le corps effroyable aux yeux immenses, étendu en travers du lit.
Jamais il n'avait connu de minutes aussi violentes, jamais il n'avait pensé aussi vite.
Il regardait les quatre fenêtres, et se demandait:
— Laquelle est celle de la chambre à coucher? Laquelle s'ouvrira la première?
Tout à coup, un remous se fit dans la foule assez considérable maintenant, suivi d'un grand silence au milieu duquel on entendit des volets claquer sur le mur. Entre les deux montants de la fenêtre ouverte, une tête apparut, puis disparut derrière les vitres refermées.
Coche regarda sa montre. Il était neuf heures et trois minutes.
À cet instant précis, la justice savait une partie de ce que lui savait depuis la nuit. Il avait exactement huit heures d'avance sur elle. Il s'agissait de ne pas les perdre, mais, avant tout, il importait de connaître l'impression première du Commissaire.
Cette première impression — qui, généralement, est la mauvaise — influe considérablement, sur la marche de l'instruction. Le mauvais policier part en aveugle sur la première piste venue, cherchant surtout à «faire vite»; le vrai limier, lui, sans se départir jamais de son calme, avance lentement, certain que le temps n'est jamais perdu quand il a été employé d'une façon judicieuse, et que la déduction la plus logique a moins de valeur que l'indice infiniment petit qu'on découvre toujours, lorsqu'on sait regarder.