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Le bazar magique
H. G. Wells
Le bazar magique H. G. Wells J’avais vu de loin plusieurs fois le bazar magique. Une fois ou deux j’avais passé devant sa vitrine aux objets attrayants : balles ensorcelées, miroirs magiques, gobelets merveilleux, poupées ventriloques, matériel d’escamotage, paquets de cartes qui avaient l’air « comme les autres » et mille objets de ce genre ; mais jamais il ne m’était venu à l’idée d’entrer. Pourtant un jour, tout à fait à l’improviste, Gip me tira par le doigt et m’amena devant la vitrine : il fit tant et si bien qu’il ne me resta plus qu’à entrer avec lui. À vrai dire, je n’aurais pas cru que cette boutique, avec sa devanture de dimensions modestes, pût se trouver là, dans Regent Street, entre le marchand de tableaux et le magasin de couveuses artificielles avec les petits poulets, frais éclos, en montre. Mais c’est là qu’elle se trouvait évidemment. Je m’étais imaginé qu’elle se cachait plus bas, vers le Circus, ou au coin d’Oxford Street, ou même dans Holborn, toujours de l’autre côté de la rue, et un peu inaccessible, avec quelque chose d’un mirage… Mais je l’avais là, cette fois, indiscutablement, et l’extrémité de l’index de Gip se promenait en grinçant sur la glace de la devanture. – Si j’étais riche, – disait Gip, en indiquant l’œuf qui s’escamote, – je m’achèterais cela… Et cela ! – Il désignait le bébé qui pleure. – Et puis cela ! Cela était un mystère et se dénommait, ainsi l’affirmait une étiquette : « Achetez-en un et émerveillez vos amis. » – Sous un de ces gobelets, – expliquait Gip, – on peut faire disparaître tout ce qu’on veut. Je l’ai lu dans un livre… Tiens, papa, voilà le sou qui s’éclipse, seulement ils l’ont posé comme cela pour ne pas qu’on voie comment se fait le tour. Gip, ce cher enfant, a hérité des qualités de sa mère ; il ne se proposait certes pas d’entrer dans la boutique et ne se tourmentait pas réellement d’acquérir ces objets. Seulement, vous savez bien, d’une façon tout à fait inconsciente, il m’entraînait du doigt vers la porte, révélant très clairement son désir. – Ça, – fit-il, en montrant la bouteille magique. – Qu’en ferais-tu, de ça ? – demandai-je. À cette question alliciante, il leva vers moi des yeux soudain illuminés. – Je le montrerais à Jessie, – répondit-il, pensant comme toujours aux autres. – Il n’y a plus guère qu’une centaine de jours avant ton anniversaire, Gibbles, – dit-je, en mettant la main au loquet. Gip n’ouvrit pas la bouche, mais il serra plus fort mon doigt et nous entrâmes dans le bazar. Ce n’était pas un bazar commun, c’était un bazar magique, mais Gip ne manifesta aucune impétueuse préférence, comme s’il se fût agi de simples jouets. Il me laissa le soin de la conversation. La boutique était petite et étroite, assez mal éclairée, et le timbre résonna de nouveau avec un son plaintif, quand nous repoussâmes la porte derrière nous. Pendant quelques minutes nous restâmes seuls et nous pûmes inspecter l’intérieur. Sur la vitrine qui recouvrait le comptoir bas, il y avait un tigre en carton pâte, un tigre grave et aux yeux doux, qui balançait méthodiquement sa tête ; il y avait aussi plusieurs globes de cristal, une main de porcelaine qui tenait des cartes magiques, un stock d’aquariums magiques de dimensions diverses, et un chapeau magique qui, sans la moindre honte, exhibait ses ressorts. Posés à terre et appuyés contre le comptoir, des miroirs magiques vous étiraient démesurément, vous enflaient la tête et vous rapetissaient les jambes, ou vous raccourcissaient et vous gonflaient comme une boule. Tandis que ces déformations nous faisaient rire, le marchand, comme je le suppose, était arrivé. En tout cas, il apparut derrière son comptoir – curieux petit homme, au teint jaune foncé, une oreille plus grande que l’autre et un menton en galoche. – Qu’est-ce qui me vaut le plaisir ?… – commença-t-il, en étendant ses longs doigts magiques sur la vitrine. Cette façon de révéler sa présence nous fit tressaillir. – Je voudrais, – répondis-je, – acheter à mon petit garçon quelques simples tours… – Tours de passe-passe ? – s’enquit-il. – Mécaniques ?… Ou jeux d’appartement ?… – Pourvu que ce soit amusant, – dis-je. – Hum ! – fit le marchand, en se grattant la tête, et en réfléchissant un moment. Alors, très visiblement, il tira de sa tête une boule de verre. – Quelque chose de ce genre ? – demanda-t-il, en tendant l’objet. Le geste était imprévu. J’avais déjà vu exécuter ce tour d’innombrables fois, il fait partie du répertoire ordinaire des prestidigitateurs, mais je ne m’y attendais certes pas ici. – Ah ! c’est très bien ! – fis-je en riant. – N’est-ce pas ? Gip tendit le bras pour prendre la boule, mais trouva vide la main du bimbelotier. – Elle est dans votre poche, – dit l’homme. Gip se fouilla, la boule y était. – Combien vous dois-je ? – Nous ne faisons rien payer pour les boules de verre, – répondit poliment le commerçant. – Nous les avons, – en parlant il en tira une de son coude, – pour rien. Et, derrière son cou, il en extirpa une autre qu’il posa sur le comptoir à côté de la précédente. Gip observa prudemment sa boule, puis lança un regard interrogateur sur les deux autres, et finalement fixa ses yeux écarquillés sur le marchand. – Vous pouvez prendre ces deux-là aussi, – dit celui-ci en souriant. – Et si cela ne vous fait rien, encore une, extraite de ma bouche… Voilà. Gip, muet, se tourna vers moi comme pour me demander conseil, puis, dans un profond silence, empocha les quatre boules, reprit mon doigt et rassembla son courage en vue de la prochaine aventure. – C’est ainsi que nous nous procurons les tours sans importance, – remarqua le boutiquier. Je me mis à rire à la façon de quelqu’un qui comprend une plaisanterie. – C’est moins cher, en effet, que de les acheter en gros, – dis-je. – En un sens, – reprit-il. – Quoiqu’il faille payer à la fin, mais pas autant… qu’on le suppose. Nos tours importants, nos provisions quotidiennes, tout ce dont nous avons besoin, nous l’extrayons de ce chapeau… Savez-vous bien, monsieur, si vous m’excusez de vous faire ces confidences, qu’il n’existe pas un seul magasin de gros pour les marchandises magiques. Je ne sais si vous avez remarqué notre enseigne : Véritable Bazar Magique. Il tira de sa joue une carte commerciale et me la tendit. – Véritable, – répéta-t-il, le doigt sur le mot, et il ajouta : – Il n’y a absolument aucune tromperie. « À coup sûr, il pousse la plaisanterie passablement loin », pensai-je. Avec un sourire d’une affabilité particulière il se tourna vers Gip. – Vous êtes, jeune homme, un excellent petit garçon. Je fus surpris de cette affirmation, parce que, dans l’intérêt de la discipline, c’est là un secret qu’on ne dévoile pas, même à la maison. Mais Gip l’accepta avec un silence imperturbable, sans quitter le marchand des yeux. – Il n’y a que les excellents petits garçons qui peuvent franchir cette porte. Comme pour en donner la preuve, il y eut à la porte un trépignement et l’on entendit une petite voix pleurnicharde : – Non, na, je veux entrer là, papa, je veux entrer là, na. Un père, assommé, horripilé, proposait des consolations et des compensations. – Mais c’est fermé, Edward, – affirmait-il. – Non, ça ne l’est pas ! – protestait le petit garçon. – Si, c’est bien fermé, – nous dit le marchand. – C’est toujours fermé pour ce genre d’enfants là. Au même moment, nous entrevîmes le bambin, avec sa petite figure flasque et pâle, comme les enfants qui mangent trop de sucreries et de pâtisseries ; les traits déformés par la colère et l’entêtement, l’affreux petit égoïste s’obstinait à remuer la poignée. – C’est inutile, monsieur, – assura le marchand, quand, poussé par mon obligeance naturelle, je me précipitai vers la porte pour l’ouvrir. Bientôt, l’enfant gâté, trépignant et hurlant, s’éloigna. – Comment avez-vous fait cela ? – demandai-je, soulagé. – Magie ! – expliqua le boutiquier, en agitant la main. Et voilà qu’au bout de ses doigts des étincelles colorées flambèrent et s’éteignirent dans l’obscurité du bazar. – Avant d’entrer, vous disiez, – reprit-il, s’adressant à Gip, – que vous aimeriez une de nos boîtes : « Achetez-en une et émerveillez vos amis. » – Oui, – répondit Gip, rassemblant toute sa vaillance. – Elle est dans votre poche. Penché par-dessus le comptoir, le surprenant personnage (il avait un corps extraordinairement long) exhiba l’article, à la façon des prestidigitateurs. – Du papier, – fit-il, et il sortit une feuille du chapeau à ressorts. – De la ficelle, – et de sa bouche, il dévida une interminable pelote ; le paquet terminé, d’un coup de dents, il trancha la ficelle et parut avaler la pelote. Puis, il alluma une bougie au nez d’une poupée ventriloque, poussa dans la flamme un de ses doigts, qui était devenu rouge comme de la cire, et scella le paquet. – Puis, vous vouliez aussi un œuf qui s’escamote, – continua le marchand, en en prenant un dans la poche de côté de ma jaquette et l’empaquetant de la même façon. Ensuite, ce fut le tour du Bébé qui pleure. À mesure qu’ils étaient prêts, je donnais chaque paquet à Gip qui les pressait bien fort sur sa poitrine. Il ne desserrait pas les dents, mais ses yeux me paraissaient aussi éloquents que l’étreinte de ses bras. Il était en proie à d’inexprimables émotions : il voyait là de la véritable magie. Alors, en tressaillant, je sentis quelque chose qui remuait dans mon chapeau, quelque chose de doux qui sautillait. Je me découvris aussitôt, et un pigeon effarouché s’envola jusque sur le comptoir, et disparut, je crois, dans une boîte, derrière le tigre en carton-pâte. – Tut, tut, – fit le marchand, s’emparant dextrement de mon couvre-chef. – Quel oiseau indiscret ! Par ma foi, il couvait. L’homme secoua mon chapeau, et fit tomber, dans sa main tendue, deux ou trois œufs, une grosse bille de marbre, une montre, une demi-douzaine des inévitables boules de verre, et enfin du papier plié, froissé, encore, toujours, sans cesse, – n’arrêtant pas de disserter sur l’habitude fâcheuse qu’ont les gens de négliger de brosser leurs chapeaux à l’intérieur ; il disait tout cela poliment, certes, mais d’une façon qui s’appliquait indiscrètement au possesseur du chapeau. – Toutes sortes de choses s’y accumulent, monsieur… Ce n’est pas seulement vous, en particulier, monsieur… Presque tous les clients… C’est étonnant ce qu’ils portent de choses sur eux sans s’en douter. Le tas de papier froissé augmentait, grandissait, bientôt on ne vit plus que la tête du marchand qui finalement fut complètement submergé. Néanmoins sa voix nous parvenait toujours. – Aucun de nous ne sait ce que l’agréable dehors d’un être humain peut cacher, monsieur. Ne sommes-nous donc que des extérieurs brossés, des sépulcres blanchis ?… Sa voix s’arrêta – exactement comme si vous veniez d’atteindre, avec une brique bien lancée, le gramophone de votre voisin. Ce fut le même silence instantané. Le froissement du papier cessa et on n’entendit pas un bruit. – Avez-vous terminé avec mon chapeau ? – demandai-je au bout de quelques secondes. Je n’obtins aucune réponse. Je regardai Gip et Gip me regarda, et nous vîmes nos images déformées, étranges, graves et tranquilles, dans les miroirs magiques. – Nous allons partir, à présent, – repris-je. – Voulez-vous me dire à combien tout cela se monte ? Pas davantage de réponse… – Eh bien ! – fis-je, en élevant la voix. – Je voudrais ma facture et mon chapeau, s’il vous plaît. Je crus entendre comme un reniflement derrière le tas de papier. – Regardons derrière le comptoir, – dis-je à Gip. – Il se moque de nous. Je conduisis Gip derrière le tigre à tête branlante et derrière le comptoir : il n’y avait personne. Seul, mon chapeau était à plat, sur le sol ; à côté, un lapin blanc à grandes oreilles pendantes, tel qu’en ont les prestidigitateurs, semblait perdu dans ses méditations, et il avait cet air stupide et ahuri que seuls peuvent avoir les lapins des prestidigitateurs. Je repris mon chapeau, et le lapin s’éloigna en trottinant. – Papa, – fit Gip, en un murmure timide. – Qu’y a-t-il, Gip ? – Ah ! que cette boutique me plaît. « Elle me plairait infiniment aussi, pensais-je, si le comptoir ne se mettait pas soudain à grandir et à barrer le chemin de la porte. » Mais je me gardai d’attirer l’attention de Gip sur ce fait. – Petit ! Petit ! – disait l’enfant, en tendant la main vers le lapin qui trottinait devant nous. – Petit, fais-moi un tour de magie. Gip suivit des yeux l’animal, tandis qu’il passait par une porte entrebâillée que je n’avais certainement pas remarquée l’instant précédent. Puis, cette porte s’ouvrit, et l’homme à l’oreille plus grande que l’autre reparut. Il souriait toujours, mais son regard croisa le mien avec une expression d’amusement et de défi. – Vous aimeriez voir notre salle d’exposition, sans doute ? – insinua-t-il avec une innocente suavité. Gip m’entraîna par le doigt. Je lançai un coup d’œil vers le comptoir, et mon regard rencontra encore une fois celui du boutiquier. Je commençais à trouver toute cette magie un peu trop authentique. – C’est que nous n’avons plus grand temps, – répondis-je. Quoi qu’il en soit, avant que ma phrase ne fût achevée, nous étions dans la salle. – Toutes les marchandises sont de la même qualité, – fit remarquer le marchand en frottant ses mains flexibles, – et cette qualité est la meilleure. Rien ici qui ne soit de véritable magie et garanti entièrement drôle. Excusez-moi, monsieur. Je le sentis qui tirait sur quelque chose qui se cramponnait à ma manche ; puis, je le vis tenant par la queue un petit démon rouge qui se débattait, luttait, essayait de lui prendre la main pour la mordre ; presque aussitôt, le marchand l’eut envoyé avec insouciance derrière le comptoir. Sans doute ce n’était là qu’un jouet de caoutchouc, mais sur le moment !… Le geste du marchand était exactement celui de l’homme qui manie une minuscule et dangereuse vermine. Je lançai un coup d’œil vers Gip, mais Gip était tout yeux pour un cheval à bascule, magique évidemment. Je fus heureux qu’il n’eût pas vu le démon rouge. – Dites donc, – fis-je à mi-voix, indiquant de l’œil Gip et le démon rouge. – En avez-vous beaucoup comme cela ? – Ce n’est pas à nous ! Vous l’avez probablement apporté avec vous, – répliqua le boutiquier, à mi-voix lui aussi, et avec un sourire plus éblouissant que jamais. – C’est étonnant ce que les gens portent sur eux sans s’en apercevoir. – Puis, s’adressant à Gip : – Voyez-vous quelque chose qui vous plaise ici ? Il y avait là, certes, beaucoup de choses qui plaisaient à Gip. Avec un mélange de confiance et de respect, il se tourna vers l’inconcevable négociant. – Est-ce là une épée magique ? – demanda-t-il. – Ce jouet est une épée magique. Elle ne plie, ni ne se brise, ni ne coupe les doigts. Elle rend celui qui la porte invincible dans la bataille contre tout humain au-dessous de dix-huit ans. Il y en a à tous les prix, depuis une demi-couronne jusqu’à sept shillings et demi, suivant la taille. Ces panoplies sur cartons sont fort utiles pour les jeunes chevaliers errants : bouclier de sûreté, sandales de rapidité, casque d’invisibilité. – Oh ! papa ! – s’écria Gip haletant. Je voulus savoir combien coûtaient ces panoplies, mais le marchand ne m’écoutait pas. Il s’était emparé de Gip, à présent ; il lui avait fait lâcher mon doigt. Il s’embarquait dans l’explication de tout son maudit stock et rien ne pouvait l’arrêter. Bientôt, avec un serrement de cœur et un sentiment de jalousie inquiète, je m’aperçus que Gip tenait le doigt du personnage comme habituellement il tenait le mien. Sans doute, ce que racontait le quidam était intéressant, et il avait un lot sans pareil de marchandises captieuses… pourtant… Je les suivais pas à pas, ouvrant à peine la bouche et ne quittant pas de l’œil le prestidigitateur. Après tout, Gip y prenait plaisir, et sans doute, quand viendrait le moment de partir, nous nous arracherions facilement à ces délices. Cette arrière-salle, longue, avec d’innombrables coins et recoins, était une sorte de galerie coupée de comptoirs, d’étagères, de piliers, avec des ouvertures voûtées conduisant à d’autres rayons où des employés extrêmement bizarres flânaient en nous épiant ; et il y avait partout des miroirs et des tentures, au milieu desquels on ne se reconnaissait plus, à ce point vraiment que bientôt il me fut impossible de savoir par quelle porte nous étions entrés. Le marchand montra à Gip des trains magiques qui se mettaient en marche sans vapeur et sans mécanique, dès qu’on avait ouvert les signaux ; puis d’infiniment précieuses boîtes de soldats qui devenaient vivants dès qu’on avait seulement enlevé le couvercle et prononcé un mot… Je n’ai pas l’oreille très fine, et c’était un son qu’on obtenait en tortillant la langue, mais Gip, qui a l’oreille de sa mère, l’attrapa aussitôt. – Bravo ! – s’écria le marchand en replaçant les soldats, sans cérémonie, dans leur boîte, et en la tendant à Gip. – À votre tour ! Instantanément Gip avait fait vivre tous les soldats. – Vous prenez cette boîte ? – s’enquit notre guide. – Nous la prenons, – répondis-je, – à moins que vous ne nous la vendiez à son entière valeur… auquel cas il faudrait être milliardaire. – Non certes, – fit le marchand, qui remit en place d’un tour de main tous les soldats, ferma le couvercle, agita la boîte en l’air et nous l’offrit alors tout enveloppée de papier gris, ficelée, avec les noms, prénoms et adresse de Gip sur l’étiquette. L’homme éclata de rire à ma surprise. – Voilà de la véritable magie, – dit-il, – de la magie authentique et réelle. – Un peu trop authentique pour mon goût, – répétai-je. Après cela, il se remit à montrer des tours à Gip, des tours bizarres exécutés d’une façon plus bizarre encore. Il les expliquait, en révélait le secret, et le cher enfant hochait sa petite boule de la façon la plus entendue. Je n’y prêtais pas toute l’attention que j’aurais dû. – Hé ! Presto ! – s’écriait le boutiquier magique. – Hé ! Presto ! – répétait l’enfant de sa petite voix claire. Mais j’étais distrait par d’autres choses. Je me rendais compte décidément de la singulière étrangeté de ce bazar ; il était pour ainsi dire baigné d’étrangeté. Il y avait quelque chose de baroque jusque dans l’aménagement, dans le plafond, dans le plancher, dans les sièges disposés çà et là. J’avais cette sensation curieuse que, chaque fois que je ne les regardais pas directement, ces sièges s’en allaient de travers, se promenaient, jouaient sans bruit aux quatre coins derrière mon dos. La corniche était ornée d’une frise de masques beaucoup trop expressifs pour n’être que du plâtre. Tout à coup, mon attention fut attirée par l’un des vendeurs aux airs bizarres. Il était à quelque distance et ne se doutait évidemment pas de ma présence. Je le voyais de trois quarts, par-dessus une pile de jouets et à travers l’entrée voûtée d’une galerie ; il était nonchalamment appuyé contre un pilier et exécutait avec ses traits les plus horribles grimaces. C’est avec son nez en particulier qu’il se livra aux plus hideux exercices. Et il faisait tout cela comme quelqu’un d’inoccupé qui veut se distraire soi-même. Tout d’abord, je vis un nez court, bulbeux ; puis, l’homme le projeta soudain en avant comme un télescope ; il l’allongea indéfiniment jusqu’à ce que son appendice fût devenu semblable à une lanière de fouet, rouge, longue, flexible. C’était un véritable cauchemar ; il agitait ce nez en tous sens et le lançait comme un pêcheur à la mouche lance sa ligne. Ma pensée immédiate fut d’éviter à Gip un pareil spectacle. Je me retournai, mais Gip était totalement captivé par le marchand et ne songeait pas à mal. Tous deux se parlaient à mi-voix en regardant de mon côté. Gip était debout sur un petit tabouret et le boutiquier tenait à la main une sorte de grand tambour. – Jouons à cache-cache, papa. Tu y es ? – me cria l’enfant. Avant que j’eusse pu rien faire pour l’en empêcher, le marchand l’avait recouvert avec le grand tambour. Je compris immédiatement le danger. – Retirez cela ! Tout de suite ! Vous allez effrayer cet enfant. Retirez cela ! L’homme aux oreilles inégales souleva le tambour sans dire un mot, et présenta le gros cylindre dans ma direction pour me montrer qu’il était vide. Le petit tabouret était vide aussi. En cette seconde, mon fils avait entièrement disparu… Vous connaissez peut-être cette angoisse sinistre qui vient comme une main invisible vous tordre le cœur. Elle abolit votre personnalité habituelle et vous laisse de sang-froid et réfléchi, sans lenteur ni hâte, sans colère et sans peur. C’est ainsi que je me sentais. Je m’avançai vers le boutiquier grimaçant et repoussai du pied son tabouret. – Cessez cette folie ! – ordonnai-je. – Où est mon fils ? – Vous voyez, – fit-il, en exhibant encore l’intérieur de son cylindre. – Il n’y a pas la moindre tromperie. J’étendis brusquement la main pour le saisir à la gorge, mais il m’évita d’un mouvement habile. Je recommençai, mais il se retourna et, poussant une porte, il éclata de rire et disparut. – Arrêtez ! – criai-je. Je bondis derrière lui… dans les plus profondes ténèbres. – Pan ! – Que l’bon Dieu m’bénisse ! J’vous avais pas vu v’nir, m’sieur. J’étais dans Regent Street et je venais de me heurter contre un ouvrier proprement mis. À un mètre de moi, peut-être, et l’air un peu perplexe, Gip me regardait. Je fis à l’ouvrier quelques rapides excuses, et Gip me rejoignit avec un sourire heureux, comme s’il était content de me retrouver après m’avoir perdu un instant. Il portait quatre paquets. Immédiatement, il reprit possession de mon doigt. Sur l’instant, je fus un peu désorienté. Je me retournai vers la porte de la boutique magique, et voilà qu’elle n’y était plus ! Il n’y avait ni porte ni boutique, rien, – seulement le pilastre ordinaire, entre le marchand de tableaux et la devanture aux petits poussins… Je pris le seul parti possible dans ce tumulte mental : j’avançai jusqu’au bord du trottoir et brandis mon parapluie pour appeler un cab. – En voiture ! – dit Gip, dont la joie ne connut plus de bornes. Je l’aidai à monter ; avec un effort de mémoire, je me rappelai mon adresse, et montai à mon tour. Dans la poche de ma jaquette, un objet insolite révéla sa présence quand je m’assis. Je fouillai et découvris une boule de verre. Avec une exclamation pétulante, je la lançai dans la rue. Gip ne disait rien. Pendant un certain temps, ni lui ni moi n’ouvrîmes la bouche. – Papa, – fit-il enfin, – ça, c’était un vrai bazar. À ces mots, je me demandai quelle idée il pouvait garder de tout cela. Il avait l’air parfaitement sain et sauf – jusque-là, tout allait bien. Il n’était ni bouleversé ni effrayé, mais simplement plein d’une extraordinaire satisfaction du plaisir qu’il avait eu, et, sur ses genoux, il maintenait ses quatre paquets. Sapristi ! Que pouvaient-ils contenir ? – Hum ! – murmurai-je. – Les petits garçons ne vont pas dans des boutiques comme celle-là tous les jours. Il accepta ce commentaire avec son stoïcisme habituel, et je fus fâché pendant quelques instants de n’être pas sa mère et de ne pouvoir là, tout à coup, coram populo, l’embrasser bien fort. Après tout, pensai-je, l’affaire n’a pas tourné si mal ! Mais ce fut seulement lorsque nous eûmes défait les paquets que je commençai vraiment à être rassuré. Trois d’entre eux contenaient des boîtes de soldats, des soldats de plomb comme on en voit partout, mais d’une qualité telle que Gip pouvait oublier que ces paquets avaient à l’origine contenu des objets magiques de l’espèce la plus authentique. Le quatrième renfermait un petit chat, un petit chat blanc vivant, de santé, d’appétit et d’humeur excellents. J’assistai au dépaquetage avec une sorte de soulagement provisoire, et je m’attardai dans la nursery pendant un temps incalculable… Il y a de cela six mois. Et maintenant je m’habitue à croire que tout va bien. Le petit chat n’a que la magie naturelle à tous les petits chats, et les soldats ont l’air d’un régiment aussi ferme que le plus exigeant des colonels pourrait le désirer. Et Gip… ? Les parents intelligents comprendront qu’il me fallait agir prudemment en ce qui concerne Gip. Mais, un jour, je me risquai. – Aimerais-tu, Gip, que tes soldats deviennent vivants et qu’ils manœuvrent tout seuls ? – Les miens le font, – répondit Gip. – Je n’ai qu’à dire un mot que je sais, avant d’ôter le couvercle. – Ils manœuvrent tout seuls, alors ? – Oh ! absolument, papa. Je ne les aimerais pas sans cela. Je ne laissai voir aucune inconvenante surprise, et, depuis lors, je suis tombé sur son dos, plusieurs fois, à l’improviste, alors qu’il avait sorti ses soldats, mais jusqu’ici je n’ai jamais pu les surprendre à manœuvrer d’une façon qui ait l’air tant soit peu magique… C’est si difficile à expliquer. Il y a aussi une question de finances. J’ai l’incurable habitude de payer notes et factures. À diverses reprises, j’ai parcouru Regent Street en tous sens, à la recherche de ce bazar. J’incline à croire, décidément, qu’à ce sujet l’honneur est satisfait, et que, puisque le nom et l’adresse de Gip leur sont connus, je puis très bien laisser à ces gens, quels qu’ils soient, le soin d’envoyer leur relevé quand ils le jugeront à propos.